lundi 3 novembre 2014

Les dernières pages du journal Debord


Quelques mois avant sa mort, Guy Debord réalise un documentaire pour Canal+. Diffusé en 1995, "Guy Debord, son art, son temps" passe très vite en revue l'oeuvre du penseur pour se concentrer sur l'analyse de l'époque. N'étant pas grand connaisseur de l'intéressé, certains éléments m'ont échappé, d'autant plus que le style situationniste se révèle assez hermétique car un brin intello. Au Fumoir, nous savons que Debord est l'auteur du célèbre ouvrage "La société du spectacle". Il a notamment théorisé la disparition du réel au profit de la domination des miroirs aux alouettes que sont les médias, le cinéma et autres divertissements.


Ce documentaire précieux est une suite d'extraits d'émissions télévisuelles (reportages, débat, jt...) entrecoupés de cartons où figurent des commentaires de l'auteur. On peut reprocher à ceux-ci leur laconisme et donc leur manque de clarté. Le passage où Debord écrit "Le cancer est remboursé par la sécurité sociale" après des images montrant une file d'attente devant un musée est, par exemple, assez sibyllin. Cela mis à part, le message global reste tout à fait intelligible. Debord tend à prouver qu'à cette époque, en dépit de l'apparente démocratisation du monde, la civilisation peine à garder son rang. Pis, elle semble régresser. En ce début de décennie 1990, la barbarie menace alors même que le Spectacle clame que l'humanité progresse.

Le plus frappant lorsque l'on regarde "Guy Debord, son art, son temps" est qu'en l'espace de 20 ans, peu de choses ont changé. Le documentaire débute sur l'extrait d'un débat où sont présents (tenez-vous bien) Franz-Olivier Giesbert, Jean-François Kahn, Jacques Julliard et Philippe Tesson. Regardez n'importe quel débat télévisé en 2014 : il y a de fortes chances pour que vous retrouviez l'un des quatre sur le plateau.



Les sujets les plus polémiques d'alors sont les mêmes qu'aujourd'hui. L'imposture d'un certain art contemporain que Debord fustige en tant que "néo-dadaïsme d'Etat" ; la faillite de l'école avec l'explosion des agressions contre les professeurs (corollaire de la chute de l'Autorité) ; l'enlaidissement des périphéries urbaines ou encore la tartuferie des "experts" médiatiques. En toile de fond, c'est toujours le travail de sape du Spectacle qui est dénoncé. Un Spectacle ayant dit adieu au bon sens pour se fourvoyer dans le pire des voyeurismes. Deux extraits viennent l'illustrer. Dans le premier, on voit une Colombienne de 13 ans, Omayra Sanchez, prisonnière d'une coulée de boue causée par l'éruption d'un volcan. Une caméra la filme en train d'appeler sa mère au secours. Elle décédera après trois jours d'agonie retransmis dans le monde entier. Le second extrait montre les retrouvailles en direct de Darie Boutboul et de son père en ouverture du jt d'Antenne 2. De forts soupçons pèsent toujours sur la véracité de ce moment dégoulinant de lacrymophilie. En effet, tout porte à croire qu'il fut monté de toutes pièces afin de gagner la sympathie de l'opinion. Le mari de Darie Boutboul avait été assassiné et sa propre mère était mise en cause*. Deux grands instants de sentimentalisme pornographique dont nous récoltons les fruits aujourd'hui.

En une heure, "Guy Debord, son art, son temps" livre une analyse clinique de l'époque, avec un mélange de crudité et d'ironie typique du situationnisme. Il culmine à deux reprises, dans des registres diamétralement opposés. L'un tragique avec l'insoutenable lynchage d'une femme somalienne suspectée d'avoir eu des relations avec des soldats américains (ces derniers assistant à la scène sans sourciller) ; l'autre comique avec le grotesque clip promotionnel vantant le travail pénitentiaire. Les commentaires à son sujet sont à se tordre de rire. Il faut voir ce documentaire, ne serait-ce que pour. la réelle distance qu'il instaure entre le spectateur et ce qu'il nous montre. Une distance rare et salvatrice qui nous oblige à regarder des images avec l'esprit critique que nous n'aurions sans doute pas eu en temps normal. Ainsi, même sans être grand clerc en situationnisme, même sans saisir toutes ses subtilités, "Guy Debord, son art, son temps" vaut le coup d'oeil. A voir donc, sans toutefois en attendre de grandes révélations. Debord donne l'impression de survoler son sujet en livrant au compte-goutte ses commentaires. L'analyse aurait gagné à être approfondie. Tant et si bien qu'une fois le documentaire terminé, ce testament télévisuel nous laisse sur notre faim...Clique ci-dessous camarade pour t'en faire une opinion.


*La mère de Danie Boutboul était bel et bien coupable puisqu'elle a été condamnée pour le meurtre de son gendre.

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