vendredi 12 septembre 2014

I love you Miles Davis (3/3)

Miles Davis, victime de la mode

Et Miles Davis créa le jazz fusion. A l'aube des années 70, il s'impose comme le géniteur le plus fertile de talents. Toute une génération de musiciens d'exception s'est formée sous son égide. Arrivés à maturité, chacun prend son envol et fait prospérer ce mélange inédit de jazz, de rock et de funk concocté par leur père spirituel. John McLaughlin fonde Mahavishnu Orchestra en 1971 ; la même année, Wayne Shorter et Joe Zawinul créent Weather Report ; en 1972, Chick Corea forme Return to Foverer.  De son côté, Miles Davis poursuit son irrésistible ascension. Il pose les fondements de ce que l'on nommera l'acid jazz, s'acoquine avec les bidouillages electro et, plus que jamais, expérimente, va de l'avant. Esprit fondamentalement défricheur, il n'y a bien que son corps qui puisse l'arrêter. Malmenée par des années d'excès, sa santé l'oblige à arrêter sa carrière six années durant, de 1975 à 1981. Certes, Miles Davis reprend du service jusqu'à sa mort en 1991, mais rien ne sera plus comme avant. Fortement diminué, le trompettiste peine à jouer sa dernière partition.



HONKY TONK (Miles Davis) - GET UP WITH IT, 1970

C'est sous l'influence du guitariste anglais John McLaughlin que se déroulent en 1970 les sessions d'enregistrement de la bande-son du documentaire A tribute to Jack Johnson, consacré au premier champion du monde de boxe poids lourd noir de l'histoire. Davantage directe et âpre, la musique de Miles Davis prend alors un virage résolument rock. La même année est enregistré le titre Honky Tonk (publié quatre ans plus tard sur l'album Get Up With It). S'inscrivant dans cette dynamique, il fait montre de l'incroyable richesse de l'écriture du trompettiste et de sa formation. S'ouvrant sur une intro plus badass tu meurs, Honky Tonk marie dans un tourbillon extatique blues moite et funk testostéroné, servis par une guitare râpeuse et un clavier sur orbite. Comme à l'accoutumée, Miles Davis y ballade avec génie sa trompette blasée et colérique. Une pépite.



BLACK SATIN (Miles Davis) - ON THE CORNER, 1972

Dès lors, ça passe ou ça casse. Depuis belle lurette aux premiers postes de l'avant-garde jazz, Miles Davis devance encore un peu plus la concurrence et explore en éclaireur des mondes inconnus. Sur On the Corner, le jazz fusion convole avec la musique concrète. Un mariage contre-nature ? Oui, pour la majorité des contemporains. L'album fait un flop. Il est vrai que cette drôle de musique est sacrément en avance sur son époque, et, de nos jours encore, son écoute reste déroutante. Pour la première fois, Miles Davis branche sa trompette à une pédale wah wah. Son jeu se fait minimaliste au beau milieu d'une musique a contrario exubérante, totalement déstructurée et répétitive. Tohu-bohu sonore dopé aux guitares funky et aux percussions luxuriantes, On the Corner pose les prémices de l'acid jazz et du jungle. Une oeuvre difficile d'accès mais unique en son genre.


TURNAROUNDPHRASE (Miles Davis), 1973

Alors qu'il ne jurait que par l'épure dix ans auparavant, Miles Davis n'a de cesse à présent de densifier sa musique. Et là où les claviers régnaient en maîtres, ce sont maintenant les guitares qui dominent et structurent les compositions. Véritable magma sonore, elles sont gorgées d'un funk sombre et puissant, qu'embrase de temps à autre une violente rythmique rock avant de laisser place à des ambiances plus aériennes, toujours sur le vif. Le trompettiste ne quitte plus sa pédale wah wah ; il parsème sa musique d'accords de claviers stridents et de quelques effets électro. Désormais, les concerts ne sont plus qu'un long morceau ininterrompu, un flot de thèmes qui surgissent et disparaissent selon l'instant, agrémentés d'improvisations bien senties. Eprouvant et radical, Miles Davis transporte le jazz fusion à son apothéose. Les albums live Agartha et Pangea sont les témoignages précieux de cette fantastique époque. Hélas, en 1975 le cocktail alcool-marijuana-cocaïne auquel il carbure depuis trop longtemps oblige un Miles Davis usé et malade à prendre une retraite temporaire. Sa carrière ne s'en remettra pas.




U N I (Miles Davis) - STAR PEOPLE, 1983

Il existe une loi immuable en musique. Tout artiste ayant connu sa période de gloire dans les années 60 et 70 subit une traversée du désert artistique dans les années 80. Les exemples sont légion : Bob Dylan, David Bowie, Neil Young, The Rolling Stones...Miles Davis ne fait pas exception. Poussé par son neveu, il ressort sa trompette en 1981 après six années de retraite. Comme à son habitude, il s'entoure de jeunes talents prometteurs, tels Marcus Miller à la basse et Mike Stern à la guitare. Malheureusement, diminué physiquement, peinant à jouer à cause d'une arthrite récurrente, le trompettiste ne retrouvera jamais sa splendeur d'antan. Quand jadis il faisait fi des tendances pour créer sa propre musique, innovante et organique, il se fourvoie à présent dans l'électro-funk froide et mécanique qui domine cette décennie maudite. Bien sûr, toute sa discographie n'a pas à jeter. Il y a même d'excellents instants comme les albums We want Miles (1981) et Star People (1983). Mais Miles Davis l'explorateur, Miles Davis l'alchimiste n'est plus.



HUMAN NATURE (Steve Porcaro, John Bettis)  - YOU'RE UNDER ARREST, 1984

Au crépuscule de sa carrière, Miles Davis reprend quelques standards pop de l'époque : Time After Time de Cindy Lauper et l'excellent Human Nature de Micheal Jackson. La video live que je vous propose ci-dessous le montre interprétant le second ; on y voit un Miles Davis dont le jeu est fortement diminué par la maladie, ratant même son solo final. Néanmoins, j'aime beaucoup cette prestation car elle offre à voir un artiste qui s'efforce de jouer avec dignité tout en ayant pleinement conscience de ses faibles capacités. Une preuve émouvante de l'importance primordiale, ontologique de la musique pour un homme qui lui a consacré sa vie. Il en a écrit et interprété les plus belles et passionnantes partitions. Sur Human Nature, il applique une de ses plus célèbres recommandations, devenue sa marque de fabrique : "Pourquoi jouer tant de notes alors qu'il suffit de jouer les plus belles ?". Miles Davis meurt du sida le 28 septembre 1991 à l'âge de 65 ans.

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