jeudi 11 juillet 2013

The Rolling Stones - "Beggars Banquet", ou le miroir convexe de 1968


En 1968, la Révolution est à la mode dans tout l'Occident. Qu'elle soit politique, sociale, morale ou tout ça à la fois, bon nombre d'esprits bouillonnants l'appellent de leurs voeux. C'est le cas notamment des étudiants qui, enflammés par le Printemps de Prague et la Révolution culturelle chinoise, s'insurgent contre les pouvoirs en place -c'est le cas en Italie, aux Etats-Unis, en France ou au Japon.
1968 est aussi l'année où les Rolling Stones publient leur septième album, intitulé Beggars Banquet. Il s'agit de l'opus qui ouvre l'"âge d'or" du quintette anglais. Outre ses qualités intrinsèques, Beggars Banquet demeure une oeuvre incontournable en ceci qu'elle constitue une véritable bande-son de cette année trouble. Elle l'illustre, non seulement dans son esprit, mais également dans ses illusions voire sa supercherie.
Beggars Banquet marque le retour des Stones à leurs racines blues. Auréolés du titre de "greatest rock'n'roll band in the world" -qu'ils détiennent toujours en 2013, Mick Jagger & co se sont attirés les faveurs de la jeunesse des sixties en mettant en chanson ses aspirations libertaires -essentiellement sur le plan sexuel. Ils abordent LA CHOSE de façon crue ; les fans adorent et en redemandent. En 1968, la libération sexuelle n'est plus un voeu pieu et s'inscrit progressivement dans le marbre de la Loi. Quelques mois avant les émeutes du joli mois de mai, la pilule contraceptive est par autorisée en France. Elle l'est déjà aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Vieil héritage de la morale bourgeoise du siècle précédent, le tabou du sexe se lève peu à peu. Et cela revêt une importance primordiale aux yeux des révolutionnaires de 1968, qui considèrent, à la différence de Karl Marx, que le Grand Soir se fait autant dans le slip que dans la rue. Les émeutes de mai n'ont-elles pour origine la revendication de dortoirs mixtes dans les campus ?

En véritable miroir sonore de son temps, Beggars Banquet traîte de sexe, et plus précisément de sexe libre. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que les Stones s'en donne à coeur joie, avec un sens de la provocation prompt à choquer le bourgeois. Citons le salace Parachute Woman, sur lequel Mick Jagger convie une personne du beau sexe à chevaucher avec lui ("Parachute woman, join me for a ride") puis à lui faire une gâterie ("will you blow me out ?") ; ou Stay Cat Blues où sont évoqués non sans vice des ébats pas très catholiques avec une demoiselle de quinze ans ("I bet your mama don't know you're scream like that"). Précisons que le chanteur lippu des Stones s'amusait en concert à remplacer "fifteen" par "thirteen"...
The Rolling Stoned (lol)
Concluant la face A du vinyle, la chanson Jigsaw Puzzle synthétise à elle seule l'esprit de l'année 1968 et, partant, des sixties. Hédonisme et insouciance en sont les maîtres mots. La vie devient une fête perpétuelle, un voyage halluciné auquel participent joyeusement les cinq Anglais : "The singer, he looks angry at being thrown to the lions / And the bass player, he looks nervous about the girls outisde / Ant the drummer, he's so shattered trying to keep on time / And the guitar players look damaged". Difficile dans ces conditions de ne pas perdre pied avec la réalité ("I'm just trying to do this jig-saw puzzle"). Ce puzzle que Mick Jagger peine à assembler, c'est celui du réel qui s'éparpille pièce par pièce dans le tourbillon de plaisirs plus ou moins licites qui compose l'air du temps. Keith Richards, guitariste star des Stones, n'est-il pas célèbre pour avoir affirmé : "les gens me racontent les années 60 parce que nous on était trop raides pour s'en souvenir" ? En 1968, la Révolution que l'on sent venir est nourrie de revendications libertaires ("Il interdit d'interdire", "Vivre sans temps mort et jouir sans entrave") dont le seul objectif est de transformer la vie en une Fête totale, sans interdit et sans limite.

1968 c'est avant tout l'année des émeutes qui semblent annoncer le Grand Soir tant convoité. Une chanson, et pas des moindres, de Beggars Banquet y est consacré : Street Fighting Man, ardente en diable. Les Stones prennent clairement fait et cause pour les jeunes qui, un peu partout en Occident, affrontent les forces de l'ordre. Mick Jagger y éructe notamment "Hey ! Said my name is Disturbance / I'll scream and shout, I'll kill the King and I'll rail at all his servants" sur une rythmique effrénée. Aucune considération d'ordre politique n'est en revanche énoncée. Car les Rolling Stones sont tout sauf un groupe engagé, Beggars Banquet encore moins un album militant, et cela a son importance.
Comme tous les grandes oeuvres, l'album est conçu comme un ensemble cohérent. Il s'achève avec Salt of the Earth offert à l'auditeur comme clé de compréhension générale. La chanson se présente comme un hymne humaniste aux accents gospel, dédié aux petites gens qui souffrent en silence. Dans une interview accordé en 1970, Mick Jagger avouera que les paroles ne sont que "pur cynisme. [...] Ces gens n'ont aucun pouvoir et n'en auront jamais". On est loin de la lutte des classes et de la libération du prolétariat ! Pourquoi dans ce cas soutenir la jeunesse révoltée si on en épouse pas les revendications ? Il y a à cela deux raisons.

Militer ? Distribuer des tracts ? Assister à des meetings ? Très peu pour les Rolling Stones ! Rien ne vaut une beuverie dans un salon époque Louis XV !
La première raison a été esquissée plus haut : contrairement à des artistes tels que John Lennon ou Joan Baez, les Rolling Stones ne sont pas des artistes militants. Juste une bande de sales gosses qui font du rock. Et qui aiment plus que tout la provoc'. Ainsi quoi de plus jubilatoire que de jeter de l'huile sur le feu en encourageant ses auditeurs à grossir les rangs des insurgés pour le seul plaisir de semer le désordre ? La pochette de Beggars Banquet illustre à merveille cet état d'esprit puisqu'on y voit une cabine de toilettes à l'hygiène plus que douteuse gribouillée de graffitis obscènes. L'intérieur est du même acabit : les Stones y sont avachis autour d'une table débordant de victuailles et de boissons. Le message est clair : nous sommes là avant tout pour déconner et prendre du bon temps.

Et de là découle le seconde raison. Si les Rolling Stones traitent avec tant de pertinence des problématiques (sexe, révolution) qui agitent l'année 1968, c'est bien évidemment parce qu'elles épousent leur tempérament de rockeurs, mais c'est aussi et surtout parce qu'elles assoient leur succès auprès du public. Jouer les rebelles pour se remplir les poches, tel est le fonds de commerce du groupe dès cette époque et jusqu'à nos jours ! En véritable entrepreneur, Mick Jagger, bien connu pour son goût immodéré de l'argent, a su sciemment faire fructifier le business Rolling Stones en donnant au public ce qu'il voulait. Ce qui n'était qu'amusement au départ est devenu très vite une affaire rentable. Dès la seconde moitié des années 60, les Pierres qui roulent deviennent de véritables bourgeois et mènent grand train. Et c'est en cela, paradoxalement, qu'ils incarnent au plus haut point l'esprit de 1968 qui n'est autre qu'une illusion de révolution. Au final, aucun Grand Soir pour le peuple mais une infiltration réussie des sphères de pouvoirs par les révolutionnaires de salon soixante-huitards.
Après 1968, le qualificatif "rebelle" se vide de sa substance et donc de sa connotation subversive. Il devient un argument de vente, chacun se voit alors exhorté à se rebeller dans une société désormais régie par les rebelles d'antan. Ainsi, en 2013, Daniel Cohn-Bendit est député européen, Serge July officie sur les ondes de RTL et Mick Jagger est chevalier de la couronne britannique.
C'est clair, vous n'avez rien compris : on ne veut pas changer le monde, on veut simplement piquer vos places !
Taxer les Stones de requins cupides seraient néanmoins réducteurs. Bien au contraire, il faut saluer leur réelle intelligence -que d'aucuns appelleraient cynisme- quant à la compréhension de leur époque, et, surtout, quant à leur oeuvre. On ne peut par exemple évoquer "Beggars Banquet" sans citer Sympathy For the Devil, classique incontournable dont les paroles font preuve d'un grande profondeur. Mick Jagger y endosse le rôle de Lucifer et relate en quelques épisodes marquants l'Histoire à travers son prisme diabolique. En résulte une réflexion des plus intéressantes sur l'imbrication du Bien et du Mal dans le cour de l'humanité. Le tout sur une singulière et extatique musique samba. Si les cinq Anglais demeurent au-dessus de la mêlée, c'est avant tout grâce à leur indéniable talent.

(Ré)écouter Beggars Banquet, c'est donc se plonger dans l'ambiance fiévreuse de 1968, sans pour autant succomber à son mirage. En faisant preuve de je-m'en-foutisme voire de cynisme, les Rolling Stones démystifient les idéaux libertaires que le jeunesse espèrent se voir concrétiser. Car changer la vie en fête perpétuelle, c'est alléchant sur le papier, mais ça reste de l'utopie. Et c'est en cela que Beggars Banquet est une oeuvre forte, à la fois témoignage de son époque et dépisteur de la vanité de l'air du temps. Sans oublier de préciser que sur le plan musical, les Rolling Stones sont à leur apogée. Donc, si vous n'avez jamais écouté Beggars Banquet, battez-vous la coulpe puis réparer dès que possible cette intolérable erreur. A bon auditeur, salut !

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