C'était hier matin. J'achevai la lecture des mémoires du Cardinal de Retz en dévorant un bol de Trésor chocolat noisette de Kellog's quand mon portable sonnât. "Allô Barbarossa ? C'est Yann. J'te dérange pas j'espère ? - Point du tout mec". Yann est un ami de longue date. Véritable force de la nature, l'homme accuse une bonne centaine de kilos pour un peu plus d'un 1 mètre 90. Né d'un père antillais et d'une mère bretonne, il voue une passion immodérée à la soûlographie. C'est néanmoins un garçon fort sensible : le piano est son violon d'Ingres et rien ne l'émeut plus que d'écouter Schubert. Si ce n'est écouter du Schubert tout en buvant une bière -soit un Schubière.
"Emma m'a quittée.
- Ah merde !..."
Blanc de plusieurs secondes.
"Ca te dit d'aller manger un kebab ce soir ?
"Ca te dit d'aller manger un kebab ce soir ?
- Tu préfères pas aller au bar ?
- Non non, j'aurai faim à ce moment-là...Rendez-vous, disons, à 20 heures au Bosphore. C'est celui qui fait le coin de l'avenue Gambetta et de la rue Wilson
- Ouais t'inquiète, je vois où c'est.
Me voilà le soir-même avenue Gambetta. Une très longue avenue en perpétuelle ébullition, où les bars-tabac, kebabs et autres épiceries "Alimentation générale" sont légion. Etant comme à mon habitude en avance, je remontai très tranquillement l'avenue afin de profiter au mieux du paysage. Adossée contre le mur décrépi d'un agence Sofinco, une Rom édentée gisait sur le trottoir, l'air complètement hagard, face à un enfant -probablement son enfant- qui gambadait pied nus en chantonnant "Diamonds" de Rihanna. Un peu plus loin, une brochette de jeunes filles callipyges discutaient et riaient bruyamment à proximité d'un abri-bus vandalisé. Le bitume était couvert de bris de glace sous lesquels on décelait une affiche annonçant la tenue d'une "Fête de la Citoyenneté" dans le quartier. Sur le trottoir d'en face, des rebeus dans la force de l'âge sirotaient leur thé en contemplant le spectacle pittoresque de trois clochards qui s'embrouillaient. Passablement éméchés, lesdits gaillards beuglaient d'incroyables borborygmes tout en titubant et gesticulant. De là où j'étais, cela évoquait une représentation hors-les-murs d'une danse contemporaine inspirée du rituel guerrier de je ne sais quelle tribu primitive. Puis, levant la tête, mon regard atterrit sur un gigantesque panneau publicitaire H&M. S'y prélassait Beyoncé simplement vêtue d'un maillot de bain sur un fond bleu lagon. Par un effet de contraste violent, elle surplombait telle une Vénus des temps modernes la plèbe qui s'agitait piteusement à ses pieds. Véritable icône de la religion sans nom qu'est le consumérisme contemporain, l'interprète de "Crazy in Love" et "Run the World" s'imposait aux yeux de tous les badauds comme un modèle/fantasme féminin absolu et inaccessible. Non loin de Beyoncé, j'aperçus la petite enseigne luminescente du Bosphore. Après avoir franchi les façades taggées d'un salon de coiffure Tchip et d'un local de l'Eglise évangéliste du coin, j'entrai sans sommation dans le kebab.
Yann était assis tout au fond, juste à côté de la porte des toilettes. Il fixait d'un regard abruti une assiette sur laquelle traînait une serviette blanche froissée au milieu de bouts de viande épars. J'en conclus aisément que le salaud était ivre et qu'il avait déjà mangé.
"Putain, tu m'as l'air sacrément bourré mon cochon !
-Ouaiiiis. J'ai bu toute le journée.
-T'as déjà mangé ?
-Ben ouais, j'avais trop faim vu qu'j'ai fait que d'boire toute la journée...Mais t'inquiète, je vais recommander quelquechose, j'ai encore faim.
Je commandai deux kebabs-frites, le premier sauce blanche, le second harissa. Le kebabier, grassouillet et moustachu, toisa Yann qui baragouinait seul dans son coin comme le dernier des poivrots. Le resto était presque désert. Un Chinois à lunettes et en proie à une acné aiguë dévorait une assiette kebab en regardant la télé qui diffusait le journal de France 24. Manuel Valls évoquait en termes graves la "situation en Corse" entachée par les méfaits de la mafia locale.
-T'as vu, Tsonga a battu Federer, bredouilla Yann.
-Ouais ouais j'ai vu ça et...
Il m'interrompit :
-Putain, c'est elle qui m'a quitté !... Je me sens vraiment pas bien Barbarossa. J'pensais pas réagir comme ça, tu m'connais ! Vraiment j'le vis mal. C'est bizarre hein ? Je suis comme le personnage d'Al Pacino dans ce film, là...
-...
-Mais si tu sais là, il est complétement à l'ouest...
-L'Epouvantail ?
-Mais non !
-Euh...L'Impasse ?
-Non c'est pas ça !
-J'en sais rien moi, merde. Tu confonds pas avec Dustin Hoffman dans...
Il m'interrompit de nouveau et enchaîna la bouche pleine :
-Normalement j'devrai m'en foutre -tu sais comment je suis. Je sais pas si c'est surtout mon ego qui parle mais...merde, se faire larguer comme ça au bout de trois ans pour des motifs aussi pourris. "Tu ne m'apportes plus rien, d'ailleurs je me demande si tu m'as apporté quelque chose" qu'elle m'a dit...
-Oui mais peut-être que...
Rebelote, il me coupa la parole :
-Elle m'a dit des trucs du genre : "Ouais euh, tu m'as jamais comprise, j'me suis jamais sentie épaulée, écoutée". ECOUTEE quoi ! Merde, elle m'a pris pour un psy ou quoi ?
A ce stade de la conversation, je compris qu'il ne s'agissait pas d'une conversation et qu'il fallait le laisser vider son sac. Il paraît que ça fait du bien. A la vérité, cela m'arrangeait -j'ai toujours été nul pour réconforter les gens.
-Un psy c'est ça ! Elle voulait un psy pour l'ECOUTER et l'aider à aller mieux ! Putain, je veux une copine moi, pas une patiente ! On est des adultes ! On n'est plus des gosses ! On est res-pon-sa-bles ! Oh et puis, faut voir comment ça s'est fini hoho ! Comme d'hab' elle a chounié, elle a joué sa victime. Au début, tu vois, je m'écrasais, j'lui disais que j'allais plus m'INVESTIR dans notre relation...être plus présent tu vois. Mais là, ces derniers temps, j'la laissait chialer dans son coin. Elle a dû en avoir marre...Et quand elle a dit que c'était fini, j'ai pas cherché à la récupérer. C'est une gamine cette fille. Incapable d'être indépendante dans la vie. Je m'occuperai de quelqu'un quand j'aurai des gosses, merde ! Elles sont toutes comme ça d'ailleurs...A la recherche d'un...d'un deuxième père...un père de substitution ! Ouais c'est ça ! Des enfants ! Toutes des enfants !
"Toutes des enfants" répéta-t-il plusieurs fois en guise de conclusion. Ca change de l'habituel "Toutes des salopes". Il empoigna avec férocité son kebab et l'engloutit en quelques bouchées. Ce fut à mon tour de prendre la parole.
-Apparement mec, cette séparation est une bonne chose pour toi. Ca te libère d'un carcan. Moi je pense que c'est surtout ton ego qui est blessé. Tu vis mal de te faire larguer. Si ce n'est que ça, je vois pas pourquoi t'as tant picolé."
Sa seule réponse fut un rot gargantuesque d'une puanteur pour ma part inédite. J'enchaînai :
"Tu veux qu'on fasse quoi après ?
-J'vais aller aux putes...
-T'arriveras à bander ?
-Et puis en plus, elle avait pas mal grossi dernièrement. T'as vu les photos sur Facebook ?
-Euh ouais, ça allait encore, c'était pas un mammouth
A dire vrai, la copine de Yann -enfin son ex- est ce qu'on appelle un canon. Une belle métis à la silhouette généreuse ornée d'un longue chevelure magnifiquement ondulée. Toutes proportions gardées, elle a des petits airs de Beyoncé. C'est la Beyoncé du pauvre, dirons-nous. Enfin bref, je sus que la discussion arrivait à son terme, Yann commençant à tenir des propos sans lien les uns avec les autres. Sans crier gare, il se leva avec grand bruit et se dirigea péniblement vers le kebabier pour régler l'addition. Le pauvre ne titubait même plus, il valsait entre les tables, manquant à plusieurs reprises de se casser la gueule. Il paya sans dire un mot -il ne pouvait sans doute plus- et sortit en utilisant la tête et les épaules du Chinois acnéique comme une rampe afin de ne pas se ramasser.
Une fois sorti, il mobilisa toutes ses forces pour me délivrer le message suivant :
"Je...je...je....crois...j'vais....ger....ger...ger...gerber....kebabs trop gras...dé...gueu...pu...pu...putain"
Ni une ni deux, je le pris par les épaules et l'éloigna du Bosphore pour éviter qu'il ne quiche sur le paillasson "bienvenue !". Nous nous dirigeâmes à bride abattue en direction du panneau publicitaire H&M. Comme une fatalité, Yann déposa en guise d'offrande à la déesse Beyoncé une gerbe généreuse et bigarrée, nourrie de sa bile la plus désespérée et la plus noire. La nuit était tombée. Je décidai de le ramener chez moi pour qu'il y passât la nuit.
BARBAROSSA
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