Miles Davis en 1969 (Guy Le Querrec) |
Miles Davis entame les années 60 dans un état d'esprit mi-figue mi-raisin. John Coltrane le quitte pour former son propre groupe ; le quintette se disloque et le trompettiste peine de nouveau à trouver une formation stable et d'aussi haute qualité. A cette difficulté s'ajoute l'arrivée tonitruante du free jazz duquel Miles Davis est étranger. Lui, l'homme en perpétuel mouvement, doit alors repartir de zéro. Peu à peu, un nouveau quintette, solide et novateur, est mis sur pied. C'est avec lui que Miles Davis mènera l'une des plus fantastiques aventures musicales du siècle passé. Mal entamée, la décennie s'achèvera sur un air d'apothéose.
FALL (Wayne Shorter) - NEFERTITI, 1968
Tandis que l'avant-garde du jazz ne jure que par les détonations sonores du free, Miles Davis poursuit son travail d'épure. Depuis 1965, il est à la tête d'un second quintette composé, comme dix ans auparavant, de musiciens jeunes mais très prometteurs : Wayne Shorter au saxophone, Herbie Hanconck au piano, Ron Carter à la contrebasse et Tony Williams à la batterie. Ces génies en herbe insufflent un nouvel air de liberté musicale, notamment sur le plan rythmique. D'autant plus que le "Prince of Darkness" (surnom donné à Miles Davis par son groupe) leur ouvre grand les portes de la composition. C'est là l'une des singularités de sa carrière : dénicher de nouveaux talents, laisser libre cours à leur inventivité afin de créer une dynamique d'émulation créative. Sur l'album Nefertiti, Wayne Shorter signe le sublimissime Fall, probablement le plus beau titre du répertoire de Miles Davis, avec son inoubliable thème, éthéré et mélancolique, qui se répète telle une envoutante litanie.
MADEMOISELLE MABRY (Miles Davis) - FILLES DE KILIMANJARO, 1969
A partir de décembre 1967, Miles Davis introduit dans sa musique des instruments électriques (guitare, basse, piano fender rhodes). A l'instar des groupes de rock, il s'enferme en studio avec sa formation afin de se concentrer sur ses expérimentations. Deux nouveaux musiciens sont recrutés : l'anglais Dave Holland qui remplace Ron Carter -qui ne veut plus jouer de la basse électrique, et Chick Corea en alternance aux claviers avec un Herbie Hancock sur le départ. C'est d'ailleurs Chick Corea que l'on entend sur Mademoiselle Mabry, dernier titre de l'album Filles de Kilimanjaro, véritable pièce maîtresse de l'oeuvre de Miles Davis. S'étirant sur plus de 16 minutes, elle se structure autour d'un long thème, facétieux et élégiaque, inspiré en partie par celui de And the Wind Cries Mary de Jimi Hendrix, dont le trompettiste est fan. Plus que jamais, le quintette joue avec les silences, dilate l'espace, suspend le temps, brodant leurs improvisations dans une osmose si aigüe qu'elle confine à la télépathie.
IN A SILENT WAY (Joe Zawinul / Miles Davis) - IN A SILENT WAY, 1969
L'aventure électrique commence réellement. Miles Davis élargit son quintette avec l'arrivée du guitariste anglais John McLauglin et du claviériste autrichien Joe Zawinul. C'est sous l'influence de ce dernier qu'est enregistré l'album crucial qu'est In a Silent Way. On ne peut plus à proprement parler de jazz tant le trompettiste s'est affranchi des derniers codes qu'il respectait jusqu'alors. Le rythme devient binaire et l'épure modale arrive à son terme. Le champ est laissé libre aux nappes fournies des trois claviers électriques en présence (joués par Herbie Hancock, Chick Corea et Joe Zawinul) sur lesquelles s'égrène une guitare dilettante et la trompette toujours plus parcimonieuse de Miles Davis. Ainsi, sa musique acquiert-elle de toutes nouvelles vertus : planante, onirique voire nébuleuse, mais surtout follement novatrice. Désormais, la formation joue de longues pièces, où foisonnent improvisations et recherches sonores, qui sont ensuite triées, coupées et montées par le fidèle producteur Teo Macero, présent depuis 1959. Une approche éminemment pionnière qui explique la construction en trois temps du titre éponyme, magistral en tous points.
PHARAOH DANCE (Miles Davis) - BITCHES BREW, 1970
En trois jours, du 19 au 21 août 1969, Miles Davis enregistre le double album Bitches Brew. Pour ce faire, treize musiciens -parmi lesquels Wayne Shorter, seul rescapé du second super quintette- sont convoqués dont trois claviéristes, deux batteurs, un bassiste, un contrebassiste et un clarinettiste. Le trompettiste explorateur a depuis belle lurette quitté le continent jazz et s'enfoncent de plus en plus sur des terres vierges et inconnues. Véritable révolution musicale, il est coutume de considérer Bitches Brew comme l'acte fondateur du jazz rock. S'il est vrai que la musique offerte à l'auditeur de l'époque est inouïe, le terme semble impropre tant il ne reflète que quelques éléments de ce qu'il serait plus convenable de nommer "psychédélisme jazz". Certes, l'esprit qui anime l'ensemble, où pullule les improvisations, reste celui du jazz, mais mis à part cela, les longues pièces de Bitches Brew évoquent davantage la musique de quelques célébrations païennes, à la fois sophistiquée et sauvage, vaporeuse et violente, dont Miles Davis serait le grand chaman. Une oeuvre réellement unique en son genre.
GUINNEVERRE (David Crosby) - CIRCLE IN THE ROUND, 1970 (*)
En 1970, le père du cool jazz est au pinacle de sa carrière. En dépit des attaques des puristes et de la presse spécialisée, l'album Bitches Brew cartonne auprès du public. Ce succès lui donne accès aux scènes (festival de l'île de Wight, Filmore East) jusque là réservées aux groupes de rock. Sur le plan artistique, Miles Davis est sur orbite et écrase la concurrence. Il ne cesse d'expérimenter en ouvrant sa musique à des courant aussi variés et opposés que le rock, le funk ou la musique indienne. Preuve en est la reprise de la ballade folk rock Guinnevere que Miles Davis métamorphose en longue incantation mystique, le thème se répétant à l'infini avec une indolence hypnotique que viennent renforcer le sitar et les tablas. En pleine effervescence créatrice, osant tout, faisant fi des règles imposées par le temps et l'espace, Miles Davis connaît son âge d'or et offre à la musique moderne (populaire et savante) l'un des instants les plus riches et exaltants de son histoire.
(*) Enregistré le 27 janvier 170, Guinnevere est paru en 1976 sur Circle in the Round, compilation de titres inédits. Il est également disponible sur le coffret The Complete Biches Brew Sessions, sorti en 2005, qui reprend tous les enregistrements effectués entre le 19 août 1969 et le 6 février 1970.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire