La haine de l’existence monte en
moi comme la marée du Mont-Saint-Michel, à la vitesse d’un galop de cheval.
Dans les prochaines heures, un massacre symbolique va être commis, pour que
justice soit faite. Sans arme ni violence, je m’apprête à détruire psychologiquement
tous les individus qui m’ont blessé, meurtri, humilié. Leurs noms sont inscrits
sur une petite feuille de carnet que je conserve dans la poche de mon blouson.
J’ai entendu quelque part que Pompidou avait fait pareil avec les calomniateurs
de son couple, lors de l’affaire Markovic. Une simple liste pour répertorier
toute la canaille, toute la vermine qui vous a traîné dans la boue.
En ce qui
me concerne, mon tableau de chasse se résume à quelques créatures simiesques,
contre lesquelles j’ai longtemps cru que le mépris serait la meilleure des
vengeances. Mais quelquefois, le mépris n’est qu’une lâcheté dissimulée, une
façon de se donner bonne conscience à peu de frais. Un jour, vous apercevez au
hasard d’une promenade la crevure qui vous a fait souffrir. Vous réalisez
brutalement qu’elle se porte très bien, trop bien, que la logique des choses
n’a pas été respectée. Vous êtes écorché pour le restant de vos jours, et cette
petite cochonnerie gambade dans la nature, sourire aux lèvres, après s’être jouée
de vous, vous avoir oublié, balayé comme un vulgaire détritus.
J’ai fait quelques courses au
supermarché. En arrivant dans le hall d’entrée, je tombe sur trois pingouins
faisant le tapin pour la banque alimentaire. Une petite dame au look vieillot
m’accoste avec cet air grave insupportable, à vous faire pleurnicher dans les
chaumières sur la détresse des crève-la-faim. Je lui réponds avec le plus grand
calme que je n’aime pas les pauvres, que je n’ai jamais pu les blairer. Que j’ai
bien d’autres chats à fouetter en ce moment que de m’apitoyer sur le sort de
cette engeance. Acheter des pâtes, de la farine et des boîtes de conserve, et
puis quoi, encore ? Il n’y a pas marqué « pigeon » sur mon
front. La vieille fille à la coupe de cheveux ringarde devient rubiconde sous
le coup de l’indignation, mais elle est si déstabilisée par mon attitude en
dehors des codes qu’elle gît près de son stand foireux, terrassée comme un
insecte qu’on vient d’assommer. Je m’éloigne en ricanant, en me promettant
d’atteindre des sommets de cruauté dès aujourd’hui.
Je rentre chez moi d’excellente
humeur : j’ai toujours aimé préparer des mauvais coups. Il est vrai que le
projet que je développe depuis quelques jours est hors norme. Assassiner psychologiquement
toute la fiente humaine qui m’a donné du fil à retordre ces dernières années,
voilà qui n’est pas banal. Je ne compte pas me limiter à quelques remarques
cinglantes, quelques lettres d’injures, ces manifestations communes
d’hostilité, ces vengeances piteuses propres aux simplets. Je jette les bases
d’un nouvel art, créé par moi-même : la destruction massive de personnes.
Le tout en gardant les mains propres, que demande le peuple ? Le bon sens
perd de plus en plus de terrain, chez moi. Toutes les barrières mentales, la
pitié, la peur, le pardon, se liquéfient littéralement, jusqu’à ne plus avoir
aucune consistance, comme un gros tas de purin. Je ne vois plus les êtres qui
m’entourent comme des personnalités à estimer, à respecter, ou à tenter de
comprendre. Je les imagine comme des singes habillés, des structures de chair
avec une face animée, des animaux bruyants et odorants qui se meuvent dans
l’espace. Je les observe avec froideur et détachement, jusqu’à souhaiter leur
disparition pure et simple. Pourtant, je ne leur ferai jamais de tort. Ils sont
trop nombreux. Les victimes expiatoires que j’ai choisies vont payer très cher
pour l’ensemble de l’humanité. Ce ne seront que quelques têtes de bétail à
sacrifier sur le bûcher de ma haine, un moindre mal somme toute. Quelques dommages
collatéraux tout au plus. Ces choses-là se reproduisent à une telle
vitesse ! Cela m’effraie et me dégoûte tout à la fois. Le grand Albert
Caraco comparait les êtres humains à des briques que l’on démoule. On ne
pourrait mieux dire en effet.
Dès ce soir, je commence ma
mission, qui devrait m’occuper plusieurs semaines. J’ai confectionné des fiches
pour chaque « cible », comportant toutes les informations
nécessaires. Toutes ces petites putridités vont goûter aux délices de la
méchanceté la plus extrême. Les dégâts risquent fort d’être irréparables.
Cible n°1 : Stéphane L.
Cet énergumène a répandu sur mon
compte des ragots écœurants, qui ont eu de graves répercussions sur ma
famille. Il m’a fait passer pour un militant d’extrême droite, qui vomirait les
Arabes et les Noirs et soutiendrait les pires racailles négationnistes. En
fait, ce déchet nucléaire souffre de paranoïa pathologique, et a construit autour
de moi un univers délirant, dont le point de départ fut une discussion
politique. Ce petit gauchard bas de plafond considère que qui n’est pas avec
lui est contre lui. Je me suis permis de lui rafraîchir la mémoire au sujet du
communisme et du socialisme, ce qu’il n’a pas supporté. Ce soir, il va
comprendre de façon concrète que je peux être la pire des véroles contre les
saletés qui me roulent dans la fange.
A 23h30, je téléphone sur son
fixe. Au bout de plusieurs sonneries, une voix inquiète me répond. Ayant pris
soin de déformer ma voix, je lui apprends qu’il est dans le collimateur des
services secrets, et que son existence va devenir un enfer. Je lui conseille
d’aller voir dans sa boîte aux lettres. J’y ai glissé un dossier contenant des
informations sur lui, sa vie privée, ses parents, ses opinions. J’ai imprimé
une photo de son domicile, ainsi que de sa voiture, garée sur son lieu de
travail. Naïf comme un enfant, ignorant les nouvelles technologies (il n’a ni
internet, ni portable), cet aimable connaud va à coup sûr perdre les pédales.
Je conclus en lui lançant « à très bientôt ». Lorsqu’il saura que
toute sa famille a reçu le même genre de courrier, il sera mûr pour la chambre
capitonnée.
Cible n°2 : Manon C.
J’ai connu cette fille au lycée.
Douce et intelligente, elle me fascinait tellement que je l’observais durant
chaque cours. Je fondais de tendresse quand elle passait négligemment la main
dans ses longs cheveux. Je l’ai aimée follement, puis perdue de vue. Quelques
années plus tard, nous nous sommes rencontrés par hasard, puis rapprochés à tel
point que nous avons vécu une brève liaison qui m’a laissé en mille morceaux.
J’ai appris des choses irracontables sur les mœurs de cette traînée. Elle se
riait de moi, me torturait cruellement, pour finir par me jeter comme un
morceau de papier chiotte. J’ai découvert qu’elle jouait les garages à bites
avec tous les garçons que je connaissais. J’en ai nourri à son égard une haine
sans limite, lui souhaitant les pires supplices. Hélas, rien de tel n’est
arrivé jusqu’ici. Cette petite chiure de mouche continue son manège, exhibant
les blaireaux qui lui tombent dans les griffes comme autant de trophées.
Immonde cynisme qui me soulève le cœur. Aujourd’hui, les choses vont enfin
changer.
Je me rends à une soirée au Central
où je suis sûr et certain de la trouver. En effet, je l’aperçois, au milieu de
sa petite cour. Je suis frappé par sa laideur : elle est devenue bouffie,
vulgaire. J’ai toujours su que la hideur morale corrompait les traits du
visage, mais à ce point, c’en est effrayant. Regarde-moi cette petite truie,
aux joues rebondies de poupée suceuse, me dis-je. Tu ne perds rien pour
attendre. En me voyant approcher, sa figure s’effondre, comme si elle avait vu
passer un fantôme. Je passe à côté de sa table en scandant des noms de façon
sonore. Les noms de tous les garçons qui ont craché la purée entre ses cuisses.
Elle devient livide. Je tiens à la main plusieurs feuilles avec la photo de
chaque victime. Quelques convives m’insultent mollement, mais dans l’ensemble,
tout le monde accueille mes informations dans un silence gêné. Car cette
putasse s’est toujours arrangée pour que personne ne pipe mot de ses pratiques
dégueulasses. On fait comme si on ne voyait rien à son petit jeu ignoble. Elle
m’apostrophe en me traitant de menteur, mais lorsque je démontre preuve à
l’appui que la princesse flamboyante n’est qu’une serpillère à sperme, je la
vois se défaire jusqu’au malaise. Je raconte comment elle m’a brisé, comment
elle a récidivé plus tard avec un de mes meilleurs amis, qui s’est pris les
pattes dans sa vulve comme sur du papier tue-mouche. Je décris les
manipulations, les mensonges permanents, le mépris affiché, la moquerie à peine
déguisée. Les courtisans qui flattent en permanence son orgueil minable de
vieille routarde de la queue. Une fille sort de table « pour aller
fumer », dégoûtée par mon récit implacable. Je tourne les talons
après avoir jeté au visage de cette sombre ordure la liste de ses proies. En
quittant le bar, j’entends des éclats de voix et des sanglots. Je sors en
crachant par terre.
Cible n°3 : Cécile M.
La vie réserve quelquefois de
bien méchantes surprises. On construit des domaines entiers sur des sables
mouvants, et quand tout s’écroule, c’est l’existence elle-même qui tombe en
ruines. Cette amie d’enfance que j’ai perdue à tout jamais a longtemps
représenté mon plus grand espoir. Des années durant, j’ai nourri le projet fou
d’un mariage avec elle. Nous avons grandi côte à côte, je la chérissais comme
une sœur. Cette affection d’enfant a bientôt dérivé vers une passion
déraisonnable, empreinte du goût empoisonné des amours à sens unique. Après
nous être éloignés l’un de l’autre, nous nous sommes revus épisodiquement.
Devenue avocate, elle mène désormais la grande vie, et semble avoir oublié
notre complicité d’antan. Je lui ai révélé un jour que j’entretenais pour elle
les plus hauts sentiments, ce qu’elle a pris avec distance et humour. Elle me
parlait très peu de sa vie privée, jusqu’au jour où elle m’a confié aimer les
femmes. J’ai cru sombrer dans la folie. Il m’était impossible d’imaginer une
fin aussi brutale à la passion d’une vie entière. J’ai essayé de la détester,
sans succès. C’est lorsqu’elle s’est mise à m’ignorer que mon dépit s’est
changé en haine maladive. J’entends aujourd’hui lui porter un coup très rude.
Lors de notre dernière rencontre
il y a deux ans, elle a commis l’erreur fatale de me préciser que j’étais l’un
des rares à connaître son orientation sexuelle. Seules quelques amies étaient
au courant. Je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion de lui nuire. Son
frère est un homophobe patenté. Ses propres parents, assez conservateurs, ignorent
tout de la vie cachée de leur fille. Je m’empresse donc de créer un faux profil
sur Facebook, et d’envoyer un message à chacun de ses amis. J’appelle chez ses
parents, et laisse un message vocal anonyme, révélant le pot aux roses. Son
frère, lui, décroche. Je lui demande comment il réagirait s’il apprenait que sa
sœur était lesbienne. Il hurle dans le combiné, me demande qui je suis, si
c’est un canular. Je raccroche, après lui avoir donné des informations si précises
sur Cécile qu’il ne peut douter une seconde de l’authenticité de ma démarche.
J’imagine avec plaisir la suite des événements, les rumeurs insistantes, les
questions récurrentes qu’elle va devoir affronter. Seul dans mon appartement,
je pars dans un éclat de rire sardonique.
Cible n°4 : Didier P.
Lui aussi va ravaler son égoïsme,
sa désinvolture et son mépris. Depuis l’école primaire, nous étions comme les
deux doigts de la main. Nous avons fait les quatre cents coups ensemble et
avions les mêmes goûts à peu de choses près. Nous nous retrouvions souvent pour
refaire le monde et boire plus que de raison. Et puis, j’ai dû affronter
plusieurs problèmes familiaux et sentimentaux. Ce lâche s’est éloigné de moi
sur la pointe des pieds, espérant que je ne m’apercevrais de rien. Durant les
mois où j’avais le plus besoin d’écoute et de soutien, cet immonde personnage
s’est fait la malle, ne répondant plus au téléphone, et trouvant toujours de
bons prétextes pour ne pas me voir. Cent fois j’ai cru crever dans mon coin,
abandonné de tous. D’après certaines de mes connaissances, il aurait débuté une
brillante carrière de comédien, sans jamais avoir tenté de renouer le contact
avec son vieux copain d’enfance. J’ai appris récemment ses fiançailles avec une
jeune Anglaise, héritière d’une famille richissime qui a fait fortune dans les
casinos. Il évolue dans les hautes sphères, à cent lieues de mon existence
rabougrie qui empeste la défaite. Il va payer très cher sa légèreté.
Je sais à quel point ce jeune coq
imbu de lui-même avait soif de gloire et d’admiration, du temps où l’on se
fréquentait. C’était l’un des principaux défauts qui me révulsaient chez lui.
J’ai donc décidé de l’attaquer sur ce plan, d’une manière si odieuse qu’il va
perdre le goût de l’existence. Même avec toute la bonne volonté du monde, sa
putain ne pourra le sortir de l’ornière. Je crée plusieurs blogs sur lesquels
je poste des critiques virulentes sur son physique et son pseudo-talent
d’acteur. Je l’insulte bassement sur sa petite taille, son grand nez, ses yeux
globuleux, ses incisives de lapin. J’évoque sa mère, morte dans un accident de
la route quand il avait 11 ans. Son père et sa période d’alcoolisme. Ma
mesquinerie va même jusqu’à préciser qu’il pue des pieds et qu’il s’est fait
opérer d’un phimosis et d’un bec-de-lièvre. Je publie un maximum de photos de
lui quand il était enfant et adolescent : les photos les plus ingrates,
cela va sans dire. Je l’attaque sur ses rôles ridicules dans des publicités et
des séries Z. J’ajoute également toutes les anecdotes que j’ai pu recueillir
sur la vie amoureuse agitée de sa fiancée avant qu’elle ne le rencontre. Tous
les articles où il est question de lui sur internet sont sabordés par les
commentaires infamants que j’y laisse. Si l’un des hébergeurs me somme de
retirer le contenu d’un de mes blogs, j’en rouvrirai dix autres en parallèle.
La prétention de ce sale rat va en prendre un sacré coup.
Cible n°5 : Clémence R.
Avant de tomber dans l’aigreur et
la misanthropie, j’ignorais jusqu’où pouvait aller la méchanceté humaine. Cette
volonté de porter préjudice à l’autre, pour lui faire de l’ombre, l’éliminer de
son horizon afin de prendre toute la place. Tout cela m’était parfaitement
étranger. Et puis, mon chemin a croisé celui de l’enflure répugnante dont il est
ici question. Nous étions collègues de travail, et l’entente était plutôt
cordiale. Je sentais malgré tout que cette grosse vache laide comme les sept
péchés capitaux cachait des souffrances extrêmes, ce qui lui donnait de plus en
plus mauvais caractère. De mois en mois, elle ne cessait de m’accuser d’actes
que je n’avais pas commis. Elle m’a torpillé auprès de mon patron, qui l’avait
à la bonne. Longtemps dans le collimateur, j’ai fini par être licencié,
calomnié depuis des semaines par cette vipère. Mais j’ai l’avantage de
connaître un lourd secret qu’elle dissimule depuis des années, et que je
m’apprête à révéler de manière fracassante.
Ce soir, un pot de départ est
organisé dans l’entreprise. Je parviens à m’incruster sans trop de problèmes.
Tous mes anciens collègues sont réunis dans le réfectoire, gobelets de
champagne et petits fours à la main. En plein discours du directeur, je décide
de passer à l’action. Une ambiance lugubre s’installe. Le gros imbécile qui m’a
jeté comme un malpropre se met à bafouiller et suer à grosses gouttes. Il me
demande ce que je fais ici. Je lui arrache le micro, et lance à la cantonade
que l’employée qui a eu ma peau dans cette entreprise a été violée et
contrainte d’avorter. Je regarde ma proie se tordre de douleur, toute rouge et
le visage crispé en une grimace d’horreur. Je manque de me faire lyncher, et
pars sous les huées et les quolibets. La balle est maintenant dans leur camp.
Leur regard lourd de sous-entendus fera office de torture lente et douloureuse,
jusqu’à ce qu’elle commette l’irréparable (croisons les doigts).
Depuis trois jours, je reçois des
coups de fil anonymes, à toute heure du jour et de la nuit. Ce matin, j’ai
trouvé une lettre composée de caractères découpés dans des journaux, comme le
font les corbeaux. C’est drôle, je n’ai même pas peur. Je sais ce que je risque
si je suis découvert, et pourtant je continue à en rire. J’espère au moins que
l’une de mes premières victimes va mettre fin à ses jours, ou tomber dans une
dépression telle qu’elle n’en reviendra pas indemne. Ma soif de destruction ne
peut être étanchée. Il me reste une dizaine de cibles à désintégrer, ce qui me
plonge dans un état d’exaltation inédit. Jamais je n’aurais pensé ressentir une
telle euphorie en ruinant la vie des autres. La vengeance est définitivement le
sentiment le plus pur, le plus intense. Bien supérieur à l’amour ou à la
gloire, j’en suis maintenant convaincu.
Bruno V. a été interpellé à son domicile ce matin. Son logement a été
perquisitionné et son matériel informatique saisi. Il est accusé d’incitation
au suicide, harcèlement, diffamation, atteinte à la vie privée.
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