mardi 11 novembre 2014

Je publie donc je suis



Comme nombre de jeunes gens de sa génération, Louise est une fille hyper connectée. A 17 ans, elle possède un compte Facebook, un compte Twitter, un compte Instagram, un compte Deezer, un compte Youtube, un compte Google +, un compte Pinterest et un compte LinkedIn (pour, plus tard, son "avenir professionnel"). La lycéenne ne se sépare jamais de son I Phone 5 grâce auquel elle se plaît à photographier absolument tout et n'importe quoi. Néanmoins, l'écrasante majorité de ses clichés la représente seule ou avec ses amis.
Il y a les "pics" du matin, dans le reflet du miroir de la salle de bains, celles du midi afin de "partager" les repas entre copines et les incontournables photos de soirée, les plus amusantes. Les journées de Louise passent au rythme des notifications qui se succèdent immanquablement du lever jusqu'au coucher. Adepte du selfie, l'adolescente assume totalement son penchant narcissique. Prendre soin de son apparence reste la première de ses occupations. Elle aime plus que tout se contempler et, surtout, être contemplée.

A juste titre au demeurant. Louise est en effet pourvue d'un physique des plus agréables qui répond point par point aux canons de beauté de son temps. Sa silhouette est élancée sans être trop filiforme et possède des formes suffisamment généreuses, dont un bassin fort callipyge. Il s'en dégage un effet de grande harmonie. Son visage n'est pas en reste, avec ses beaux yeux verts en amandes, ses sourcils idéalement arqués et sa bouche en coeur.
Louise conçoit la vie comme une représentation perpétuelle sur cette grande scène de théâtre qu'est notre monde. Son existence est un spectacle qu'elle entend bien mettre en scène au quotidien. Ainsi, souhaite-elle s'orienter logiquement vers les métiers de la communication, du marketing et de l'événementiel après le bac. Sa philosophie pourrait se résumer de la sorte : non seulement, on ne connaît le bonheur seul, mais le bonheur doit se partager.

Tous les grands instants de la, pour le moment, courte vie de Louise ont été immortalisés à l'envi en photos ou en vidéos -accessibles à tous sur les internets. A ce propos, la lycéenne s'apprête à vivre l'un des moments phares de son existence. Un moment tellement primordial et unique qu'elle ne peut l'annoncer à ses amis sur les réseaux sociaux...Elle va faire l'amour pour la première fois. Un événement qui se doit d'être réussi et inoubliable.
Depuis plusieurs mois, Louise entretient une relation avec Guillaume, 24 ans, en freelance dans le secteur de la com'. Ils se sont "rencontrés" sur la page facebook de soutien aux activistes ukrainiens pro-européens -l'adolescente est très engagée dans la lutte en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie. Louise et Guillaume ont très vite sympathisé, échangé leur numéro et fixé une date et un horaire pour un premier rendez-vous. Ce fut le coup de foudre pour Louise. Elle est totalement sur la même longueur d'onde que Guillaume. Elle partage avec lui la même vision de la vie, de l'avenir, la même soif de liberté et de découverte. Lui aussi est très actif sur les réseaux sociaux et assume sa totale accoutumance aux selfies.

La différence d'âge était le seul point qui rebutait Louise au départ. La passion a réduit à néant cette unique barrière dès le premier rendez-vous. Tombés fous amoureux l'un de l'autre, ils s'embrassèrent sans l'ombre d'une hésitation. Littéralement sous le charme, Louise avoua à Guillaume l'un des rares secrets qu'elle gardait dans une vie voué au partage. Elle souhaiterait immortaliser son dépucelage en réalisant une sex tape. Il fut instantanément enthousiasmé par l'idée, lui révélant qu'il avait déjà, à plusieurs reprises, fait l'amour en se filmant. De plus, il possède chez lui tout l'équipement nécessaire. Son expérience sexuelle et son savoir-faire en matière de sex-tape ferait à coup sûr de la première fois de Louise une totale réussite. Le couple décidèrent d'un commun accord d'un rendez-vous et se séparèrent tout excité à l'idée de ce projet.

Aujourd'hui est donc le grand jour pour Louise. Garder secret la réalisation d'une sex tape pour son déniaisement relève de la torture pour celle dont la vie depuis ses 12 ans est retranscrite dans sa plus infime intimité sur son mur Facebook. Enfin, le soir arrive et l'adolescente se rend chez Guillaume. Tout est prêt et installé, caméra, éclairage et literie.
Au comble de la joie, Louise ne saurait dire ce qui l'excite le plus : la vue de la caméra ou celle de Guillaume ? Les premières pénétrations s'avèrent assez douloureuses, mais la jeune fille s'y attendait. Rapidement, tout son corps est envahi d'un plaisir inédit et paroxysmique. Elle like l'instant bien au-delà de ses plus folles espérances. En proie à un bonheur sans nom, elle regarde alternativement Guillaume et la caméra. Une pensée incongrue traverse son esprit : qu'adviendra la sex-tape ? Devra-t-elle la partager ou la conserver ?

Ce dont elle ne se doute pas, c'est que Guillaume lui a réservé un avenir tout tracé qu'il s'est bien gardé de révéler. Pour lui aussi c'est une grande première ce soir. Le jeune homme compte assouvir son fantasme le plus inavouable. Sujet à d'intenses pulsions meurtrières depuis des années, il s'apprête à tuer Louise sous l'oeil de la caméra pour ensuite diffuser la vidéo sur Youtube.
Au bord de la défaillance, Louise jouit dans un éclair de félicité. Après avoir poussé un hurlement sauvage, elle sent ses entrailles s'ouvrir. Guillaume lacère avec rage le bas-ventre de l'adolescente. Le corps de cette dernière se jette en arrière, laissant échapper des flots de sang qui se mêlent au sperme écoulé sur les raps. Le travailleur freelance dans le secteur de la com' bondit sur la silhouette élancée de Louise et s'acharne sur son buste. Les coups de couteau se succèdent à un rythme effréné, l'hémoglobine gicle et le lit se teint peu à peau en rouge. La caméra continue de filmer. Non contente d'avoir sa courte vie tout entière diffusée sur les internets, Louise a désormais sa propre mort mise en scène et accessible aux yeux du monde, dans un élan de partage et de transparence ultimes et mortifères.

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